Lieux de souffrance et deuil de « soi »
Par Katharine Larose-Hébert - 1er décembre 2015
Les difficultés éprouvées par les personnes psychiatrisées sont notamment provoquées par des contraintes structurelles dans l’offre de service. En prenant appui sur le concept de « carrière », l’auteure présente les transformations identitaires engendrées au sein du parcours de la maladie et de sa prise en charge par le système de santé.
Depuis plus de cinquante ans, les soins de santé mentale ne sont plus administrés exclusivement au sein des hôpitaux psychiatriques, institutions autrefois nommées « asiles ». En effet, les traitements sont surtout offerts à même la communauté. Au Québec, comme dans plusieurs pays occidentaux, la désinstitutionnalisation a provoqué ce virage. La philosophie sous-jacente à la désinstitutionnalisation s’appuie, entre autres, sur des prérogatives de droits et liberté; elle vise l’« humanisation » des soins en santé mentale. Ce processus s’est traduit par les actions suivantes : la sortie de la majorité des personnes psychiatrisées des asiles, une diminution subséquente du nombre de lits disponibles en psychiatrie, une diminution de la durée des séjours et la mise en place de services dans la communauté et de soutienà la réinsertion (Dorvil et Guttman, 1997). Cependant, le succès du processus est mitigé. Certaines conditions de réussite – telles qu’un investissement réaliste, stratégique et soutenu dans les ressources de soutien et d’insertion au sein de la communauté – ne furent pas mises en place, ce qui occasionna la création de nouvelles problématiques sociales, telles que le « phénomène de la porte tournante » qui implique un va-et-vient continuel entre l’hôpital et la communauté (Dorvil, 1987). En effet, le manque, voire l’absence, de suivi et de structures sociales d’accueil se solda, pour plusieurs personnes anciennement internées, par l’échec de leur resocialisation et de leur réinsertion. Les personnes psychiatrisées font donc aujourd’hui face à plusieurs difficultés pouvant être liées aux symptômes de leur pathologie, mais plus souvent, elles découlent des contraintes – légales, réglementaires, pratiques, liées à des critères d’admissibilité, financières, etc. – à même l’offre de service en santé mentale, et donc structurelles.
Nous avons effectué notre thèse doctorale sur l’expérience subjective des personnes utilisatrices de services de santé mentale. Nous nous sommes intéressés plus spécifiquement à certains « moments modulateurs » du parcours des usagers. Notre objectif était d’identifier les « moments » marquants (ou les contraintes) de leur parcours au sein des services de santé mentale et d’évaluer la transformation identitaire causée par ces expériences. Nous avons utilisé le concept de « carrière » de Goffman afin de répertorier et classifier nos données en une série d’évènements, de pratiques, d’interaction ayant transformé l’individu au cours de son parcours de soins. Ceci nous a permis de relever les mécanismes présents au sein de l’organisation des services engendrant la transformation identitaire.
Faire « carrière » comme usager
Goffman développe le concept de « carrière morale » dans son livre Asiles, publié en 1961. Plutôt que de se limiter à un sens strictement professionnel, il considère la carrière plus largement, en tant que « contexte social dans lequel se déroule la vie de tout individu » (Goffman, 1968, p. 179), en portant principalement son attention sur les modifications durables ayant eu lieu lors de celle-ci. Dans le cadre de notre recherche, ces modifications sont engendrées par des « moments modulateurs ». Le concept de « carrière » autorise un va-et-vient entre les sphères privée et publique, entre le « soi » et son environnement social. Ce concept permet l’étude du soi « sous l’angle de l’institution en s’attachant aux aspects moraux de la carrière, au cycle des modifications qui interviennent dans la personnalité du fait de cette carrière et aux modifications du système de représentations par lesquelles l’individu prend conscience de lui-même et appréhende les autres » (Goffman, 1968, p. 179). Goffman propose par conséquent que ce sont les conditions « objectives » de l’organisation de l’existence – et donc de la vie quotidienne – qui forment en grande partie le soi et modifient l’opinion que l’individu se fait de lui-même. Ce « soi » reconstruit réside dans les dispositions d’un système social, il « n’est donc pas la propriété de la personne à qui il est attribué, mais relève plutôt du type de contrôle social exercé sur l’individu par lui-même et ceux qui l’entourent » (Ibid., p. 224). L’organisation devient donc capable d’engendrer des attributs identitaires dans le sens où elle impose une contrainte de l’être lui-même. Bien que le réseau de services en santé mentale ne soit pas une structure « totalitaire » comme l’eut été le système asilaire d’autrefois, nous avons postulé que son pouvoir modulateur était similaire. À travers cette recherche, nous avons réactualisé la thèse de Goffman en proposant que les contraintes découlant de l’organisation actuelle des services (en tant que structure ouverte) agissaient de manière semblable à celles d’une institution fermée, tel qu’un asile. L’individu qui doit se confronter aux contraintes du réseau, et par là même à l’offre de service, aura bien peu d’espace pour exprimer ses besoins et pour concrètement se rétablir dans les limites offertes par les règles de l’individualité contemporaine (Otero, 2003). Leur « carrière » d’usagers les menant à une citoyenneté amputée, à une identité dévaluée, les personnes psychiatrisées sont donc encore très souvent marginalisées. Malgré la panoplie de services qui les ciblent, leur identité structurellement reformatée ne leur permet pas de correspondre aux dictats des normes sociales. Ainsi, les personnes psychiatrisées demeurent à ce jour isolées entre elles, dans une communauté qui les intègre, mais ne les inclut pas.
Afin de mettre en lumière ce phénomène, qui est de notre avis en contradiction avec les discours officiels du réseau, et présenter l’expérience vécue des usagers selon leur propre discours, nous avons mené une recherche ethnographique s’échelonnant sur 16 mois au cours des années 2013-2014, au sein du réseau de services en santé mentale québécois, plus spécifiquement dans la région de l’Outaouais. Nous avons partagé la vie quotidienne de plusieurs centaines de personnes psychiatrisées alors qu’elles « utilisaient » les services de santé mentale. Notre terrain de recherche nous a permis d’identifier 21 « moments modulateurs » ayant été vécus par la très grande majorité des participants à notre étude. Ces contraintes affectent ceux qui les subissent à même leur identité au sens où elles la fragilisent, elles la fragmentent, parfois à un point tel que la personne ne peut ni la soutenir, ni la maintenir. Un sentiment de perte de soi en résulte, occasionnant une forme de deuil particulièrement souffrant.
Qui suis-je?
L’importance de la « connaissance de soi » dans nos sociétés contemporaines peut être aisément constatée par un examen rapide des discours populaires. En effet, une simple entrée de cette expression dans le moteur de recherche Google nous offre un choix de plus de 18 millions de sites Internet abordant cette notion. Pour les participants à notre étude, cette connaissance de soi est un processus houleux. De nombreux participants nous ont confié ne plus se reconnaître – voire ne plus se connaître – situation les motivant du coup à entreprendre des « formations » afin de découvrir, semble-t-il, la personne ensevelie dans leur intérieur. Ces deux extraits d’entretien illustrent ce sentiment de perte de soi : « C’est comme si je n’avais plus de personnalité. Je ne me sentais pas consciente de moi-même. Je ne me connaissais plus en dedans, je ne me reconnaissais pas. » (Phay) « Je ne suis pas le même à 100% que j’étais avant.» (John)
Ainsi, les participants à notre étude investissent du temps et des efforts psychiques considérables pour parvenir à enfin se « re-connaître », pour tenter d’accepter qui ils sont devenus, leur permettant ultimement de se percevoir en tant qu’une personne dont ils pourraient être satisfaits, du moins c’est ce qu’ils espèrent. Les pratiques d’intervention insinuent qu’une « identité », dont l’individu n’est apparemment pas conscient, existe en lui et qu’il est bénéfique d’aller à sa rencontre. Découvrir cette identité profonde servirait à accroître la qualité de vie et le bien-être, si bien que cette étape de défrichage intérieur devient nécessaire au rétablissement. Toutefois, cette tâche qui se voudrait neutre et orientée uniquement vers l’épanouissement personnel ne l’est pas; elle se rallie à des mécanismes de normalisation et de contrôle qui contribuent à transformer le rapport à soi, dans l’intérêt d’un système ayant d’autres intentions que l’amélioration effective des conditions d’existence de la personne, bien que les discours officiels s’en défendent. L’intervention en santé mentale cible certains aspects de l’existence – employabilité, autonomie, santé, par exemple – et place sur l’individu la responsabilité de se redéfinir et d’orienter son développement de soi en fonction de cibles visant la réinsertion sociale, et donc la normalisation.
Le sentiment de perte de soi, de disparition d’un soi primitif, fondateur, fut rapporté par plusieurs participants. Ce deuil, que les pratiques mêmes de l’intervention encouragent, impose un regard derrière, l’abandon d’un « ami », et une forme de résignation qui nous fut racontée avec une très grande mélancolie et énormément de souffrance. Ce moi archétypal était présenté comme étant lumineux et plein d’espoir, possiblement idéalisé. Dans tous les cas, sa description était empreinte d’affects particulièrement puissants. Nous considérons cette impression de perte durable et irrévocable de « soi » comme l’un des moments modulateurs de la carrière des usagers, car bien qu’elle soit un phénomène intime, elle est activée en partie par le contact avec les services de santé mentale.
Le « moi » d’avant
Le « moi » d’avant est une catégorie symbolique relativement vaste. Pour certaines personnes, il décrit l’identité avant la maladie, pour d’autres, celle d’avant l’entrée dans les services de santé mentale ou encore celle d’avant le diagnostic psychiatrique. Ceci étant dit, ce « moi » d’avant fait toujours référence à une entité intérieure disparue ou maintenant ensevelie sous un arsenal d’expériences, de traumas ou de médicaments, et si, parfois un infime espoir demeure d’un jour se le réapproprier, il appartient généralement définitivement au passé. Il représente une rupture interne ayant été causée par l’extérieur à soi. « Mais là, je suis rendue vieille, mais avant j’étais belle. Mais là, tout ça m’a fait vieillir, je ne me reconnais même plus quand je me regarde dans le miroir. » (Juliette)
Danny n’a aucunement confiance dans les rapports qu’écrivent les psychiatres à son sujet. Tout ce qu’ils pourront dire est, selon lui, teinté de leurs préjugés à l’égard des personnes qui diffèrent de l’ordre de la normativité. Son hospitalisation contre son gré l’a amené à réfléchir sur sa personne, sans pour autant qu’il se considère comme ayant un problème de santé mentale. Cependant, son rapport à lui est malgré tout modifié, car il explique que son entrée imposée dans les services de santé mentale fut causée par sa différence, qui aura été méprise pour une problématique de santé mentale. « I sound strange, but I don’t sound crazy. (...) If I’m not crazy, but I’m not like everyone else, what is it? » (Danny) (Je sonne bizarre, mais je ne sonne pas fou. [...] Si je ne suis pas fou, mais que je ne suis pas comme tout le monde, qu’est-ce que c’est? Traduction libre)
Se souvenir du « moi » d’avant s’accompagne d’une lourdeur particulière pour les participants à notre étude, comme un rappel constant de ce qui n’est plus, mais qui simultanément participe à maintenir une idée positive de soi, puisque cette identité a jadis pu fleurir en eux. En quelque sorte, son existence, ou la mémoire de celle-ci, est protectrice. Ils furent autrement que maintenant; ainsi, peut-être pourront-ils, encore une fois, se créer une nouvelle identité valorisée.
Nous avons remarqué la tendance des participants à recourir à un objet pour capter l’essence de cette ancienne version de soi. L’objet qui nous a paru le plus révélateur est la photographie. En effet, 46 participants nous ont montré des photos d’eux-mêmes, des photos d’« avant ». Un peu gênés, les participants nous proposaient d’observer l’image avec eux, quelque peu en retrait des autres usagers qui nous entouraient; c’était toujours pour nous des moments solennels et très intimes. Ils nous imploraient du regard de les « voir » tels qu’ils avaient été, leurs yeux croisant les nôtres à maintes reprises, souriant; ils utilisaient l’image comme support à leurs explications. Sortir ces photos prenait la forme d’un rituel maintes fois répété, leur inclusion dans nos discours était tout à fait naturelle, presque théâtrale. Certains les transportaient sur eux en tout temps : une vieille carte d’identité dans le portefeuille, une photographie usée, pliée dans la poche de la chemise ou du manteau. Chez les plus jeunes, elles étaient habituellement conservées sur leur téléphone cellulaire. Pour d’autres, elles étaient rangées dans le coffre à gant de leur voiture, précieusement dans le bureau d’un intervenant, dans un sac à main, un sac à dos, etc. Nous n’avons jamais demandé aux participants de nous montrer ces photographies; à chaque présentation, c’était de leur propre initiative. Ces moments touchants, que nous avons pu partager avec un si grand nombre de participants, se ressemblaient toutefois étrangement; nous avions l’impression que l’on nous offrait accès à un secret intime, une facette inconnue de la personne que nous avions pourtant côtoyée bien avant ce moment. Nous admirions ensemble cette autre version de leur soi, silencieux pour quelques instants, avant que la suite – à savoir la perte, le deuil et la souffrance – puisse être abordée.
Un jour où nous étions assises à une des tables de la salle communautaire d’un centre de jour, Émile vint s’asseoir avec nous pour la première fois. Nous effectuions de l’observation au sein de cet organisme depuis près de trois mois. Tous les jours, il nous saluait gentiment, s’asseyait à notre table, écoutait les discussions des autres usagers; parfois il commentait discrètement leurs propos, mais nos interactions se limitaient à ces banalités quotidiennes. Nous fûmes donc agréablement surprises lorsqu’il se mit à converser tranquillement avec nous ce jour-là. Il nous raconta son histoire, un récit chronologique au sein duquel il nous expliqua les raisons de son impossibilité à être heureux, non pas dû à sa maladie, mais plutôt dû aux conséquences découlant de son diagnostic et de sa prise en charge psychiatrique, qu’il juge incompatible avec le bien-être qu’il se serait souhaité.
Émile m’a raconté qui il était « avant »; il m’en parlait avec les yeux qui pétillaient, il était sportif de haut niveau. Il se décrit comme un jeune homme qui avait l’avenir devant lui; il était doux, gentil, beau. Il avait une photo sur lui, dans son portefeuille, une vieille carte d’identité. (...) Elle n’était même pas en couleur, on voyait à peine les traits du visage; c’était beau et triste à la fois. Il m’a dit que ce « beau p’tit jeune-là » existe juste dans ses souvenirs, qu’il n’est plus le même, qu’il essaie de faire la paix avec son parcours, accepter que c’est ça sa vie, mais qu’il trouve ça vraiment difficile de laisser aller sa colère, d’oublier ce qu’ils lui ont fait vivre. C’est eux qui l’ont « rendu de même » : inutile. Il m’a avoué fréquemment avoir envie de mourir, mais qu’il essayait tant bien que mal de repousser ce désir. (Extrait de journal de terrain)
Cette prise de conscience de la rupture d’avec soi fut en effet très fréquemment abordée, tant dans nos entretiens, que dans nos échanges plus informels avec les participants. Il exprime cependant la transformation suivant cette rupture, soit l’identité qui a dû se « reformater » au contact de la psychiatrie : un « moi » malade, un « moi » souffrant.
Références
DORVIL, H. (1987). « Les caractéristiques du syndrome de la porte tournante à l’Hôpital Louis-H. Lafontaine ». Santé mentale au Québec, 12(1), p. 79-89.
DORVIL, H. et D. Guttman (1997). « 35 ans de désinstitutionnalisation au Québec 1961-1996 ». dans MSSS (Ministère de la Santé et des Services sociaux), Défis de la reconfiguration des services de santé mentale, p. 105-180.
GOFFMAN, E. [1968 (1961)]. Asiles, trad. de l’anglais par Liliane et Claude Lainé, Paris, Éditions de Minuit.
OTERO, M. (2003). Les règles de l’individualité contemporaine. Santé mentale et société. Québec, Presses de l’Université Laval.
Katharine Larose-Hébert est candidate au doctorat en service social à l’Université d’Ottawa. Elle a codirigé l’ouvrage La souffrance à l’épreuve de la pensée paru aux Presses de l’Université du Québec (PUQ) en août 2013. Ses intérêts de recherche en santé mentale ciblent plus spécifiquement la construction identitaire et l’expérience subjective des usagers et l’organisation des services.